par Julia Cagé [12-12-2011]
Domaine(s) : Économie | Culture & médias
Dossier(s) : Presse et démocratie
Une nouvelle étude montre que la presse régionale a atteint de nouveaux seuils de concentration. Malgré la révolution apportée par internet et les réseaux sociaux, lapresse écrite reste un contre-pouvoir crucial. Or, elle est fragilisée par sa faible rentabilité et l’appareil législatif ne la protège pas suffisamment.
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- La presse régionale : un enjeu de politique nationale (PDF - 235.7 ko)par Julia Cagé
La question des grands empires médiatiques et de la concentration de la presse n’est pas nouvelle. Patrick Eveno (2008) nous rappelle ainsi qu’à l’époque de la Révolution déjà, Charles-Joseph Panckoucke, éditeur de l’Encyclopédie, possédait La Gazette, Le Moniteur etLe Mercure de France. Pourtant – de manière paradoxale peut-être dans un monde où, du fait de l’internet, les sources d’information se diversifient –, cette question de la concentration des médias est aujourd’hui plus que jamais d’actualité [1]. Le journal Le Monde dressait récemment le portrait de l’un de ces papivores des temps modernes, le moins connu sans doute, Michel Lucas, président du Crédit mutuel, qui a investi dans une dizaine de quotidiens de l’Est de la France. Mais il y en a évidemment bien d’autres. Dassault et Lagardère aujourd’hui, Hersant encore récemment.
Or le problème de la concentration des médias va bien au-delà du cas de ces quelques figures médiatiques. Il affecte graduellement chaque département français, avec la disparition des quotidiens locaux, ou leur rachat par des groupes de presse devenant ainsi seuls capitaines de régions dont ils possèdent l’ensemble des titres. Il y a cinquante ans, dans l’Allier, la population n’avait que l’embarras du choix entre Centre Matin, La Dépêche,L’Espoir, Le Journal du Centre, La Montagne ou encore La Tribune du Centre et du Sud Est. Aujourd’hui, seule La Montagne est encore disponible. Ce n’est rien enlever à la qualité de ce journal que de dire que sa position de monopole sur le marché de la presse quotidiennerégionale dans le département de l’Allier pose un problème en termes de pluralisme des médias (dont la garantie a pourtant été inscrite dans l’article 34 de la Constitution par la révision du 23 juillet 2008), et qu’elle pose également un problème de liberté démocratique. Or, dans 44 départements français, il n’y a plus qu’un seul quotidien régional en circulation (hors gratuits [2]).
Certes, cette question de la concentration ne se limite pas à la presse quotidiennerégionale. D’une part, les médias sont diversifiés : presse écrite, régionale et nationale, quotidienne, hebdomadaire et mensuelle, mais également radio, télévision, internet. D’autre part, les marchés géographiques couverts par ces médias ne sont pas toujours faciles à délimiter. Cela rend la question de la concentration difficile à définir. On entend par exemple dire que la France, au sein de l’Union européenne, se caractérise par un marché fortement concentré ou alors à l’inverse que le manque de concentration des entreprises de média françaises explique leur faiblesse en Europe.
De plus, l’enjeu de la presse quotidienne régionale est essentiel puisqu’elle joue un rôle important dans les élections locales et la responsabilité des dirigeants locaux. Elle est la seule à couvrir les scandales de corruption au niveau local par exemple, qui ne font jamais la une des grands nationaux. Citons l’exemple inquiétant des États-Unis où plusieurs grandes villes ont vu leur dernier journal local, celui-là même qui avait mis à jour les dérives des dirigeants dans les années précédentes, disparaître. De plus, il est le plus souvent très difficile de trouver un titre de presse national en vente (qu’il s’agisse du Monde, de Libérationou encore du Figaro), dans la plupart des petites villes françaises.
Les résultats que nous avons obtenus sont particulièrement révélateurs. Entre 1944 et 2010, le nombre de quotidiens régionaux est passé de plus de 170 à moins de 60. Plus impressionnant encore, le nombre moyen de journaux par département a diminué de 3,2 en 1963 (son plus haut niveau) à 1,6 en 2001 (avant l’introduction des premiers gratuits). Et le nombre de départements avec seulement un journal (c’est-à-dire en situation de monopole) est passé de 7 à 44.
Ce phénomène de concentration est plus flagrant si l’on considère non plus seulement le nombre de journaux présents dans chaque département, mais le nombre de propriétaires de journaux. Nous avons montré que le nombre moyen de propriétaires de journaux quotidiens régionaux par département est passé en moyenne de 3,1 en 1948 à 1,4 en 2003, et que le nombre de départements avec seulement un propriétaire de journal s’est accru de 9 en 1963 à 55 en 2004. Autrement dit, aujourd’hui, il n’y a plus de concurrence dans plus de la moitié des départements français.
Les résultats que nous avons obtenus frappent encore davantage si l’on calcule un indice de concentration du marché (l’indice d’Herfindahl). En effet, en termes de concurrence, la situation est totalement différente, pour prendre un exemple révélateur, d’une part dans un cas où trois journaux représentent chacun un tiers du marché, et d’autre part dans un cas où l’un de ces trois journaux représente 99% des parts de marché et les deux autres se partagent le 1% restant (peut-on réellement parler de concurrence dans ce cas-là ?) [4].
Nous avons trouvé, en ce qui concerne le nombre de journaux, que l’indice de concentration a diminué, en moyenne, de 0,36 en 1971 à 0,15 en 2008. Si l’on considère le nombre de propriétaires, cet indice est passé de 0,31 en 1971 à 0,07 en 2008 : autrement dit, la concurrence dans le secteur de la presse quotidienne régionale au niveau des départements a diminué en moyenne de 77% ces quarante dernières années [5].
Le secteur de la presse écrite n’est plus un secteur économique rentable. Nichols et McChesney (2009) nous rappellent ainsi qu’une entreprise aussi importante que Lee Enterprises, quatrième groupe de presse américain qui publie aujourd’hui encore 54 quotidiens dans 23 États – quotidiens qui ont été au cœur du débat pendant des décennies dans le Montana, l’Iowa ou encore le Wisconsin – s’efforce à grande peine de survivre alors que la valeur de ses actions est tombée en dessous du prix d’un seul de ses journaux. Cela pourrait expliquer le retrait d’un grand nombre d’acteurs, et le fait qu’un nombre important de journaux « familiaux » aient été prêts à être si facilement rachetés par des groupes depresse plus importants déjà fortement présents sur le marché. La fragilité du secteur fait que seuls les journaux en situation de monopole – journaux qui profitent donc d’un marché suffisamment large, ne souffrant pas de la concurrence d’autres acteurs non seulement en termes de lectorat mais également, et peut-être surtout, en termes de recettes publicitaires – trouvent encore rentable d’investir dans le secteur de la presse, ce qui ne fait que renforcer la tendance à la concentration.
D’autre part, cette fragilité a pour conséquence que seuls des groupes suffisamment rentables par ailleurs, c’est-à-dire hors du secteur de la presse écrite, – cas d’Hachette, de Dassault et de Bouygues, qui dépendent directement de l’État ou des commandes publiques – sont prêts à investir dans ce secteur, pour des raisons sur lesquelles on a pu parfois légitimement s’interroger. Ainsi Serge Dassault, sénateur UMP de l’Essonne, maire de Corbeil-Essonnes de 1995 à 2009, et déjà propriétaire du Figaro, a souhaité racheter en 2010 un titre de presse quotidienne régionale, Le Parisien (ce qu’il n’a finalement pas fait),alors même que son groupe détient à 100% depuis 2006 la Socpresse qui, en 2005-2006, s’était entièrement désengagée de la presse quotidienne régionale [6], et qu’il possédait par ailleurs Le Républicain de l’Essonne – Le Parisien jouant à Corbeil un rôle de contre-pouvoir. De même, Alexandre Pougatchev, fils d’oligarque russe jusqu’alors inconnu du grand public, a racheté France Soir – journal qui perdait et perd encore entre un et trois millions d’euros par mois selon les estimations – l’an dernier, sans que l’on ne connaisse ses motivations.
Les médias – l’actualité récente nous le rappelle encore – sont avant tout le meilleur contre-pouvoir à même de surveiller les dérives du politique et de dénoncer les scandales de corruption. Les médias, et c’est tout particulièrement vrai pour la presse écrite, ont également le pouvoir d’influencer le comportement des électeurs, comme de nombreuses études en économie politique l’ont montré. C’est l’« effet Fox News » : selon les travaux de Della Vigna et Kaplan (2007), pour ne prendre qu’un exemple, le vote républicain pour les élections présidentielles de 2000 a été supérieur, toutes choses égales par ailleurs, de 4% à 7% chez les ménages captant la chaîne américaine. Dans une chronique pour le New York Times, Paul Krugman notait d’ailleurs que tous les candidats importants à l’investiture républicaine pour l’élection présidentielle de 2012 n’exerçant actuellement pas de responsabilités politiques sont des contributeurs financiers de Fox News.
Autrement dit, le seuil de concentration a doublé. De plus (pour la loi de 1984 comme pour celle de 1986), ces lois n’ayant pas d’effet rétroactif, les grands groupes ont pu conserver tous leurs acquis.
De plus, les seuils de concentration sont définis au niveau national, alors qu’ils devraient l’être, tout au moins en ce qui concerne la presse quotidienne régionale, au niveau local. De grands groupes de presse troquent ainsi leur empire disséminé contre une position monopolistique dans certaines régions, prenant soin de ne jamais dépasser les 30% nationaux alors même qu’ils sont à 100% au niveau local. Les mouvements de ces dernières années – entre 2004 et 2007, une vingtaine de quotidiens régionaux, soit un tiers du secteur de la presse quotidienne régionale, ont changé de mains – peuvent être interprétés à la lumière de cette analyse. Le Groupe Ouest-France a ainsi renforcé sa position fin 2005 en acquérant le pôle Ouest de la Socpresse (Le Courrier de l’Ouest, Le Maine Libre, PresseOcéan, ainsi que la télévision locale Nantes 7). Le Groupe Est Républicain, lui, a racheté en février 2006 le pôle Rhône-Alpes de la Socpresse (Le Progrès, Le Dauphiné Libéré,…). Il a créé Est Bourgogne Rhône-Alpes (EBRA) qui contrôle L’Alsace, Le Républicain lorrain et Les Dernières Nouvelles d’Alsace. Sans oublier le rachat en août 2007 des Journaux du Midi (ex-groupe Midi Libre) (Midi Libre, L’Indépendant, Centre Presse (Aveyron)) par le Groupe Sud Ouest au groupe Le Monde pour environ 90 millions d’euros.
Il apparaît par conséquent nécessaire de réformer l’appareil législatif existant pour lutter contre ces phénomènes de concentration excessive. De plus, celui-ci autorise le « cross-ownership », alors qu’aux États-Unis, par exemple, une loi interdit à une seule entreprise de détenir à la fois dans une même localité des journaux quotidiens et hebdomadaires et des stations de radio ou des chaînes de télévision, préservant ainsi la pluralité des sources d’information. Enfin, cet appareil autorise – autre particularité française à laquelle il semble difficile de trouver la moindre légitimité – que les grands médias privés soient très souvent contrôlés par des groupes industriels dont l’activité dépend pour partie de commandes de l’État (Dassault et le Figaro ; Bouygues et TF1) ; ce qui n’est pas souhaitable. Dans tous les autres pays européens – excepté l’Italie de Berlusconi –, les groupes de médias n’ont aucun intérêt en dehors du secteur des médias et de la communication.
Ainsi, une première étape essentielle dans la lutte contre la concentration serait la mise en place d’une législation beaucoup plus restrictive définissant les seuils de concentration au niveau local et interdisant la pratique du « cross-ownership ». Il faudrait également interdire à un groupe bénéficiant de marchés publics de détenir un journal, une radio ou une télévision. Enfin, afin de rendre le secteur de la presse écrite plus attrayant pour les acteurs privés, on pourrait envisager de subventionner davantage l’achat de journaux.
L’État consacre en 2011 305,1 millions d’euros d’aides directes à la presse, soit une augmentation de 0,7% par rapport à 2010 (la loi de finances 2011 a reconduit le soutien massif voté pour 2010 qui avait conduit à une augmentation de l’ensemble des aides à lapresse de 81,5% en 2010 par rapport à 2009). Ces aides sont réparties en trois catégories : les aides à la diffusion (199,8 millions), les aides au pluralisme (12 millions d’euros), et les aides à la modernisation (94,28 millions d’euros). S’agissant des aides indirectes à la presse, elles sont évaluées pour 2011 à 473,5 millions d’euros (soit une progression de 35% par rapport à 2009), dont notamment 190 millions d’euros pour le taux de TVA super réduit (2,1%) et 268,5 millions d’euros pour les aides au transport postal de lapresse. Afin de garantir le pluralisme dans la presse, il semble nécessaire de privilégier les aides indirectes plutôt que les aides directes : étant versées de manière automatique aux journaux, elles permettent d’éviter toute tentative d’exercice d’influence de la part de l’État [7]. Soulignons au passage l’inversion inquiétante qui s’est produite ces dernières années en France entre les aides indirectes – taux de TVA réduit, exonération de la taxe professionnelle etc. –, devenues minoritaires (40%) et les aides directes – subventions sur crédits budgétaires –, devenues majoritaires (60%) [8]. Les journalistes restent dans leur ensemble toutefois favorables au versement de subventions, comme nous le rappelait en novembre dernier un édito de Laurent Joffrin, alors directeur de publication de Libération, insistant sur la nécessaire sécurisation des aides à la presse pour assurer le pluralisme de l’opinion.
Or le problème de la concentration des médias va bien au-delà du cas de ces quelques figures médiatiques. Il affecte graduellement chaque département français, avec la disparition des quotidiens locaux, ou leur rachat par des groupes de presse devenant ainsi seuls capitaines de régions dont ils possèdent l’ensemble des titres. Il y a cinquante ans, dans l’Allier, la population n’avait que l’embarras du choix entre Centre Matin, La Dépêche,L’Espoir, Le Journal du Centre, La Montagne ou encore La Tribune du Centre et du Sud Est. Aujourd’hui, seule La Montagne est encore disponible. Ce n’est rien enlever à la qualité de ce journal que de dire que sa position de monopole sur le marché de la presse quotidiennerégionale dans le département de l’Allier pose un problème en termes de pluralisme des médias (dont la garantie a pourtant été inscrite dans l’article 34 de la Constitution par la révision du 23 juillet 2008), et qu’elle pose également un problème de liberté démocratique. Or, dans 44 départements français, il n’y a plus qu’un seul quotidien régional en circulation (hors gratuits [2]).
Certes, cette question de la concentration ne se limite pas à la presse quotidiennerégionale. D’une part, les médias sont diversifiés : presse écrite, régionale et nationale, quotidienne, hebdomadaire et mensuelle, mais également radio, télévision, internet. D’autre part, les marchés géographiques couverts par ces médias ne sont pas toujours faciles à délimiter. Cela rend la question de la concentration difficile à définir. On entend par exemple dire que la France, au sein de l’Union européenne, se caractérise par un marché fortement concentré ou alors à l’inverse que le manque de concentration des entreprises de média françaises explique leur faiblesse en Europe.
Le poids de la presse régionale
Afin de bien comprendre ce que l’on entend par concentration, nous allons ici nous concentrer sur un aspect particulier du paysage médiatique français – la concentration de lapresse quotidienne régionale. Ce phénomène est extrêmement révélateur quand on sait que la presse quotidienne régionale représente, selon les chiffres de 2010 (étude EPIQ), plus de 17 millions de lecteurs en moyenne chaque jour (contre un peu plus de 8 millions pour les quotidiens nationaux), soit plus du tiers (34%) des Français, le premier titre depresse quotidienne régionale, Ouest France, étant lu en moyenne par 2,2 millions de personnes, loin devant Le Monde (1 223 000) par exemple [3].De plus, l’enjeu de la presse quotidienne régionale est essentiel puisqu’elle joue un rôle important dans les élections locales et la responsabilité des dirigeants locaux. Elle est la seule à couvrir les scandales de corruption au niveau local par exemple, qui ne font jamais la une des grands nationaux. Citons l’exemple inquiétant des États-Unis où plusieurs grandes villes ont vu leur dernier journal local, celui-là même qui avait mis à jour les dérives des dirigeants dans les années précédentes, disparaître. De plus, il est le plus souvent très difficile de trouver un titre de presse national en vente (qu’il s’agisse du Monde, de Libérationou encore du Figaro), dans la plupart des petites villes françaises.
Un phénomène de concentration inquiétant
Dans le cadre d’un travail de recherche mené en collaboration avec François Keslair de l’École d’Economie de Paris, nous avons tenté de mesurer le mouvement de concentration qui a eu lieu dans la presse quotidienne régionale en France depuis 1944 (la redistribution complète des cartes dans le domaine de la presse au lendemain de la Seconde guerre mondiale fait de cette date un point de départ idéal), en construisant une base de données comprenant, pour chaque année et chaque département, le nombre de journaux présents et l’identité de leur propriétaire.Les résultats que nous avons obtenus sont particulièrement révélateurs. Entre 1944 et 2010, le nombre de quotidiens régionaux est passé de plus de 170 à moins de 60. Plus impressionnant encore, le nombre moyen de journaux par département a diminué de 3,2 en 1963 (son plus haut niveau) à 1,6 en 2001 (avant l’introduction des premiers gratuits). Et le nombre de départements avec seulement un journal (c’est-à-dire en situation de monopole) est passé de 7 à 44.
Ce phénomène de concentration est plus flagrant si l’on considère non plus seulement le nombre de journaux présents dans chaque département, mais le nombre de propriétaires de journaux. Nous avons montré que le nombre moyen de propriétaires de journaux quotidiens régionaux par département est passé en moyenne de 3,1 en 1948 à 1,4 en 2003, et que le nombre de départements avec seulement un propriétaire de journal s’est accru de 9 en 1963 à 55 en 2004. Autrement dit, aujourd’hui, il n’y a plus de concurrence dans plus de la moitié des départements français.
Les résultats que nous avons obtenus frappent encore davantage si l’on calcule un indice de concentration du marché (l’indice d’Herfindahl). En effet, en termes de concurrence, la situation est totalement différente, pour prendre un exemple révélateur, d’une part dans un cas où trois journaux représentent chacun un tiers du marché, et d’autre part dans un cas où l’un de ces trois journaux représente 99% des parts de marché et les deux autres se partagent le 1% restant (peut-on réellement parler de concurrence dans ce cas-là ?) [4].
Nous avons trouvé, en ce qui concerne le nombre de journaux, que l’indice de concentration a diminué, en moyenne, de 0,36 en 1971 à 0,15 en 2008. Si l’on considère le nombre de propriétaires, cet indice est passé de 0,31 en 1971 à 0,07 en 2008 : autrement dit, la concurrence dans le secteur de la presse quotidienne régionale au niveau des départements a diminué en moyenne de 77% ces quarante dernières années [5].
Les raisons de cette concentration
Pour expliquer cette concentration, nous pouvons nous référer aux travaux de Patrick Le Floch (1997), qui a étudié en détail les déterminants de la concentration de la pressequotidienne régionale. Il propose plusieurs explications complémentaires. Il met notamment en évidence, au-delà d’une mutation irréversible de la presse qui selon lui s’est engagée dès la deuxième moitié du XIXe siècle et qui a vu, afin de rentabiliser les investissements productifs (par exemple les rotatives), la recherche d’une plus grande diffusion et la mainmise des offreurs de capitaux, le rôle important joué par la publicité qui se porte toujours sur les plus gros tirages. Il attire également l’attention sur les conséquences du poids particulièrement important en France du Syndicat du livre et des coûts salariaux élevés (quand en Angleterre, par exemple – sans qu’il s’agisse pour autant d’un exemple à suivre – Rupert Murdoch faisait preuve de son inflexibilité en 1983 en licenciant 6 000 grévistes qui protestaient contre le passage à l’impression électronique à Wapping). Le manque de fonds propres hérités de la Libération, ainsi que l’article 39bis du Code Général des Impôts qui prévoit la possibilité pour les journaux de provisionner une partie de leurs profits, sous réserve que cette provision soit réinvestie dans le journal durant les cinq années suivantes (Santini, 1990), viennent selon lui renforcer cette tendance à la concentration.Le secteur de la presse écrite n’est plus un secteur économique rentable. Nichols et McChesney (2009) nous rappellent ainsi qu’une entreprise aussi importante que Lee Enterprises, quatrième groupe de presse américain qui publie aujourd’hui encore 54 quotidiens dans 23 États – quotidiens qui ont été au cœur du débat pendant des décennies dans le Montana, l’Iowa ou encore le Wisconsin – s’efforce à grande peine de survivre alors que la valeur de ses actions est tombée en dessous du prix d’un seul de ses journaux. Cela pourrait expliquer le retrait d’un grand nombre d’acteurs, et le fait qu’un nombre important de journaux « familiaux » aient été prêts à être si facilement rachetés par des groupes depresse plus importants déjà fortement présents sur le marché. La fragilité du secteur fait que seuls les journaux en situation de monopole – journaux qui profitent donc d’un marché suffisamment large, ne souffrant pas de la concurrence d’autres acteurs non seulement en termes de lectorat mais également, et peut-être surtout, en termes de recettes publicitaires – trouvent encore rentable d’investir dans le secteur de la presse, ce qui ne fait que renforcer la tendance à la concentration.
D’autre part, cette fragilité a pour conséquence que seuls des groupes suffisamment rentables par ailleurs, c’est-à-dire hors du secteur de la presse écrite, – cas d’Hachette, de Dassault et de Bouygues, qui dépendent directement de l’État ou des commandes publiques – sont prêts à investir dans ce secteur, pour des raisons sur lesquelles on a pu parfois légitimement s’interroger. Ainsi Serge Dassault, sénateur UMP de l’Essonne, maire de Corbeil-Essonnes de 1995 à 2009, et déjà propriétaire du Figaro, a souhaité racheter en 2010 un titre de presse quotidienne régionale, Le Parisien (ce qu’il n’a finalement pas fait),alors même que son groupe détient à 100% depuis 2006 la Socpresse qui, en 2005-2006, s’était entièrement désengagée de la presse quotidienne régionale [6], et qu’il possédait par ailleurs Le Républicain de l’Essonne – Le Parisien jouant à Corbeil un rôle de contre-pouvoir. De même, Alexandre Pougatchev, fils d’oligarque russe jusqu’alors inconnu du grand public, a racheté France Soir – journal qui perdait et perd encore entre un et trois millions d’euros par mois selon les estimations – l’an dernier, sans que l’on ne connaisse ses motivations.
Les implications en termes de politique économique
Il faut tout d’abord apporter une précision. Le raisonnement qui minimise la gravité du manque de compétition dans la presse écrite sous prétexte que le pluralisme de l’information est désormais garanti par internet est erroné car internet et la blogosphère reposent en très grande partie sur les « vieux » médias : ils s’appuient sur des évènements qui commencent par paraître dans la presse écrite. McChesney et Nichols (2010) soulignent ainsi que lorsque l’on consulte la liste faite par Nielsen des 30 sites d’information les plus visités aux États-Unis en mars et mai 2009, 26 sont connectés à et subventionnés par des journaux, des radios ou des télévisions, et 3 sont des « agrégateurs » d’informations provenant de l’activité web des médias traditionnels. 29 sur 30 donc. La presse écrite, et la concurrence de ce support d’information, sont des piliers essentiels du pluralisme de l’information.Les médias – l’actualité récente nous le rappelle encore – sont avant tout le meilleur contre-pouvoir à même de surveiller les dérives du politique et de dénoncer les scandales de corruption. Les médias, et c’est tout particulièrement vrai pour la presse écrite, ont également le pouvoir d’influencer le comportement des électeurs, comme de nombreuses études en économie politique l’ont montré. C’est l’« effet Fox News » : selon les travaux de Della Vigna et Kaplan (2007), pour ne prendre qu’un exemple, le vote républicain pour les élections présidentielles de 2000 a été supérieur, toutes choses égales par ailleurs, de 4% à 7% chez les ménages captant la chaîne américaine. Dans une chronique pour le New York Times, Paul Krugman notait d’ailleurs que tous les candidats importants à l’investiture républicaine pour l’élection présidentielle de 2012 n’exerçant actuellement pas de responsabilités politiques sont des contributeurs financiers de Fox News.
Un appareil législatif anti-concentration insuffisant
L’appareil législatif dans son état actuel semble bien inefficace pour lutter contre la concentration et assurer le pluralisme de l’information. La loi n° 84-937 du 23 octobre 1984 visait à limiter la concentration et à assurer la transparence financière et le pluralisme des entreprises de presse (surnommée à cette époque loi « anti Hersant » par l’opposition) : l’article 11 titre II précisait en effet qu’« une personne peut posséder ou contrôler plusieurs quotidiens régionaux, départementaux ou locaux d’information politique et générale, si le total de leur diffusion n’excède pas 15% de la diffusion de tous les quotidiens régionaux, départementaux ou locaux de même nature ». Or, cette première pierre dans la lutte contre la concentration a été abrogée lors du retour de l’opposition au pouvoir par la loi n°86-897 du 1er août 1986 portant réforme du régime juridique de la presse et modifiant l’article 11 de la manière suivante : « Est interdite, à peine de nullité, l’acquisition, la prise de contrôle ou prise en location-gérance d’une publication quotidienne imprimée d’information politique et générale lorsque cette opération a pour effet de permettre à une personne physique ou morale ou à un groupement de personnes physiques ou morales de posséder, de contrôler, directement ou indirectement, ou d’éditer en location-gérance des publications quotidiennes imprimées d’information politique et générale dont le total de la diffusion excède 30% de la diffusion sur le territoire national de toutes les publications quotidiennes imprimées de même nature. »Autrement dit, le seuil de concentration a doublé. De plus (pour la loi de 1984 comme pour celle de 1986), ces lois n’ayant pas d’effet rétroactif, les grands groupes ont pu conserver tous leurs acquis.
De plus, les seuils de concentration sont définis au niveau national, alors qu’ils devraient l’être, tout au moins en ce qui concerne la presse quotidienne régionale, au niveau local. De grands groupes de presse troquent ainsi leur empire disséminé contre une position monopolistique dans certaines régions, prenant soin de ne jamais dépasser les 30% nationaux alors même qu’ils sont à 100% au niveau local. Les mouvements de ces dernières années – entre 2004 et 2007, une vingtaine de quotidiens régionaux, soit un tiers du secteur de la presse quotidienne régionale, ont changé de mains – peuvent être interprétés à la lumière de cette analyse. Le Groupe Ouest-France a ainsi renforcé sa position fin 2005 en acquérant le pôle Ouest de la Socpresse (Le Courrier de l’Ouest, Le Maine Libre, PresseOcéan, ainsi que la télévision locale Nantes 7). Le Groupe Est Républicain, lui, a racheté en février 2006 le pôle Rhône-Alpes de la Socpresse (Le Progrès, Le Dauphiné Libéré,…). Il a créé Est Bourgogne Rhône-Alpes (EBRA) qui contrôle L’Alsace, Le Républicain lorrain et Les Dernières Nouvelles d’Alsace. Sans oublier le rachat en août 2007 des Journaux du Midi (ex-groupe Midi Libre) (Midi Libre, L’Indépendant, Centre Presse (Aveyron)) par le Groupe Sud Ouest au groupe Le Monde pour environ 90 millions d’euros.
Il apparaît par conséquent nécessaire de réformer l’appareil législatif existant pour lutter contre ces phénomènes de concentration excessive. De plus, celui-ci autorise le « cross-ownership », alors qu’aux États-Unis, par exemple, une loi interdit à une seule entreprise de détenir à la fois dans une même localité des journaux quotidiens et hebdomadaires et des stations de radio ou des chaînes de télévision, préservant ainsi la pluralité des sources d’information. Enfin, cet appareil autorise – autre particularité française à laquelle il semble difficile de trouver la moindre légitimité – que les grands médias privés soient très souvent contrôlés par des groupes industriels dont l’activité dépend pour partie de commandes de l’État (Dassault et le Figaro ; Bouygues et TF1) ; ce qui n’est pas souhaitable. Dans tous les autres pays européens – excepté l’Italie de Berlusconi –, les groupes de médias n’ont aucun intérêt en dehors du secteur des médias et de la communication.
Ainsi, une première étape essentielle dans la lutte contre la concentration serait la mise en place d’une législation beaucoup plus restrictive définissant les seuils de concentration au niveau local et interdisant la pratique du « cross-ownership ». Il faudrait également interdire à un groupe bénéficiant de marchés publics de détenir un journal, une radio ou une télévision. Enfin, afin de rendre le secteur de la presse écrite plus attrayant pour les acteurs privés, on pourrait envisager de subventionner davantage l’achat de journaux.
L’État consacre en 2011 305,1 millions d’euros d’aides directes à la presse, soit une augmentation de 0,7% par rapport à 2010 (la loi de finances 2011 a reconduit le soutien massif voté pour 2010 qui avait conduit à une augmentation de l’ensemble des aides à lapresse de 81,5% en 2010 par rapport à 2009). Ces aides sont réparties en trois catégories : les aides à la diffusion (199,8 millions), les aides au pluralisme (12 millions d’euros), et les aides à la modernisation (94,28 millions d’euros). S’agissant des aides indirectes à la presse, elles sont évaluées pour 2011 à 473,5 millions d’euros (soit une progression de 35% par rapport à 2009), dont notamment 190 millions d’euros pour le taux de TVA super réduit (2,1%) et 268,5 millions d’euros pour les aides au transport postal de lapresse. Afin de garantir le pluralisme dans la presse, il semble nécessaire de privilégier les aides indirectes plutôt que les aides directes : étant versées de manière automatique aux journaux, elles permettent d’éviter toute tentative d’exercice d’influence de la part de l’État [7]. Soulignons au passage l’inversion inquiétante qui s’est produite ces dernières années en France entre les aides indirectes – taux de TVA réduit, exonération de la taxe professionnelle etc. –, devenues minoritaires (40%) et les aides directes – subventions sur crédits budgétaires –, devenues majoritaires (60%) [8]. Les journalistes restent dans leur ensemble toutefois favorables au versement de subventions, comme nous le rappelait en novembre dernier un édito de Laurent Joffrin, alors directeur de publication de Libération, insistant sur la nécessaire sécurisation des aides à la presse pour assurer le pluralisme de l’opinion.
par Julia Cagé [12-12-2011]
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